sexta-feira, 4 de dezembro de 2015

Lettre à Toussenot


Paris, 3 février 1949

Mon cher vieux,

Je passe le plus clair de mon temps en la compagnie des gens de la chanson. Inutile de nous étendre sur leur mentalité. Entouré de cinquante personne des trois sexes, je me rends à cette évidence : je suis seul. Ils n’existent pas. Les subir m’est pénible. Deux chansons ont été retenues, mais le plus important reste à faire : trouver une vedette pour lancer ça et en faire un succès. La vie devient de plus en plus dure. Nous avons absorbé le montant de ton mandat. Jeanne n’a plus rien à nous offrir et quelquefois elle en souffre affreusement. Moi je n’ai besoin de rien. Mais Jeanne a des besoins pour moi. Rien ne lui est plus douloureux que de ne pouvoir donner. J’aurais une maison tranquille, j’y serais seul, peu m’importerait la mauvaise humeur de mon ventre. Mais Jeanne est dans la misère à cause de mes dons poétiques. C’est très choquant. Robin est le seul type que je peux taper actuellement. Or, pour des raisons dont il ne saurait être question ici (et que tu connaîtras quelque jour) je me refuse à le faire. Malgré notre pauvreté, je ne veux pas que tu nous envoies de l’argent : tu as assez à faire de ton côté. D’ailleurs il me faudrait t’accuser réception de tes mandats. Tu vois cela d’ici : je dépense l’argent du mandat pour te remercier du mandat. C’est amusant comme toute absurdité ! Perds également, je te prie, cette manie de me demander ce que je pense de ceci que tu as écrit et de cela que tu n’écris pas. Ignores-tu ton incapacité à écrire quoi que ce soit qui ne m’agrée point ? Philosophe exténuant !

La philosophie m’ennuie toujours autant. Que tu le veuilles ou non, elle sent le professeur, le didactisme, la dialectique. Que veux-tu que je fasse de ces architectures de la raison ?

Comment se fait-il que tu ne saches pas par cœur Les enfants qui chapardent des crânes terreux ? J’en suis très surpris, car je t’en croyais l’auteur ! Si tu continues de la sorte, je t’adresse une lettre de « rupture » à la façon d’Allaire : « J’ai longuement réfléchi... nous ne pouvons plus nous fréquenter... etc. etc. » J’ai découvert Il n’y a pas d’amour heureux d’Aragon. Excellente chose.

Je relis aussi Rimbaud. Ce génie m’accapare (« Qu’est-ce que je vais faire là-bas ? Je ne sais pas me tenir, je ne sais pas parler... »). Corne d’Auroch meurt d’ennui. Il s’ennuierait dans les étoiles. Dernièrement, je lui ai envoyé ta phrase transposée (le fameux « Il n’est pas Protée comme je l’avais cru tout d’abord ») . J’ai écrit : « On a cru qu’il avait les grandes eaux de Versailles dans la tête : c’était celles du robinet ».  Il semble content de cette trouvaille.

L’encre baisse dans mon encrier. À mon tour, je vais prendre la surface de l’eau pour écritoire. Rien ne nous aura été épargné et c’est très bien ainsi. Nous pourrons mourir en souriant. J’étudie la musique. Non, ton Beethoven ne m’intéresse pas. Que veux-tu que je te dise d’un Dieu de la musique ? D’ailleurs, l’orchestration me paraît peu compatible avec l’incantation. Je t’embrasse.

Georges [Brassens]